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Gilles Carnoy logo Carnet de route en Droit Immobilier

Carnoy & Braeckeveldt, avocats de l’immobilier à Bruxelles

« J’aurais pu vendre à meilleur prix » : la difficile preuve du lien de causalité

Un agent immobilier reçoit une offre pour une maison dans la banlieue anversoise, au prix de 1.485.000 €, acte en main.

La précision « acte en main » est écrite en français dans l’offre entièrement rédigée en néerlandais.

L’agent immobilier transfère  l’information de l’offre le week end, aux propriétaires, par WhatsApp, sans autre commentaire.

Le lundi, les propriétaires revoient l’offre avec leur notaire sans modifier le prix ni son caractère « acte en main ».

L’offre est acceptée.

On l’aura compris : la déconvenue des propriétaires fut cruelle lorsqu’ils réalisèrent que, par l’effet de la clause « acte en main », ils ne percevraient pas le prix espéré de 1.485.000 €.

Les propriétaires furent obligés de passer l’acte en prenant les frais à leur charge.

Ils procédèrent en responsabilité contre l’agent immobilier et la notaire, leur reprochant de ne pas les avoir instruits en temps utile de la signification de la clause.

Le tribunal de première instance d’Anvers, division Anvers, retint la responsabilité partagée de l’agent immobilier, de la notaire et des propriétaires (l’une d’entre eux était une ancienne avocate), chacun étant condamné à supporter un tiers de la différence de prix.

La notaire et son assurance interjettent appel.

Sur l’effet de la clause acte en main ou prijs vrij op naam, voyez notre article https://gillescarnoy.be/2012/09/30/la-clause-acte-en-main/

Que va décider la Cour d’appel d’Anvers par son arrêt du 10 juin 2024 (chambre B1E3, rôle n° 2023/AR/233, inédit) ?

Tout d’abord, quel est le devoir d’information de l’agent immobilier et du notaire à ce sujet ?

La Cour est catégorique : « de vastgoedmakelaar en de notaris als specialisten van de vastgoedsector dienen dans ook op de hoogte te zijn van deze clausule en de betekening ervan. »

La Cour considère que l’agent immobilier et la notaire ne pouvaient ignorer le sens et les conséquences de la clause « acte en main ». En réalité, ils en ignoraient tout !

N’ayant donné à leurs clients aucune information sur la clause, ces professionnels ont engagé leur responsabilité.

C’est évident pour le notaire qui est juriste ; pour l’agent immobilier, certains ont fait valoir que l’agent immobilier n’est pas un juriste et qu’il ne peut ni ne doit délivrer de conseils juridiques.

J’ai toujours pensé le contraire. Il ne faut pas cloisonner le devoir d’information inhérent à toute profession de service (voyez mon article « La responsabilité de l’agent immobilier », in Responsabilités des intervenants de l’immobilier, Anthemis, 2015, p. 98).

La Cour et du même avis et caractérise la faute de l’agent immobilier :

“Daarenboven heeft de eerste geïntimeerde zonder enige uitleg het bod van de koper overgemaakt zonder haar opdrachtgever te informeren wat de clausule ‘acte en main’ inhield en dat ingevolge deze clausule in strijd met de opdracht (meer bepaald art. 3.2.) de kosten ten laste van de verkopers waren en bijgevolg de aangeboden prijs, die wel in overeenstemming was met de publiciteit, in werkelijkheid niet zou worden behaald.

De eerste geïntimeerde heeft dan ook een inbreuk begaan op haar informatie-en raadgevingsverplichting als makelaar. Zij had deze nodige informatie moeten verschaffen in het betreffende WhatsApp bericht of wel zo snel mogelijk per e-mail  op de eerste volgende werkdag (nl. 01.01.2021).”

Quant au notaire :

“Een voorzichtige en vooruitziende notaris, geplaatst in dezelfde omstandigheden, had zijn cliënt geïnformeerd en hem erop gewezen dat het bod een niet-gebruikelijke clausule bevat die een aanzienlijke invloed had op de te ontvangen netto-opbrengst van de verkoop.”

La faute étant retenue, quel est son rapport de nécessité avec le dommage vanté, étant la différence de prix (brut versus net) ?

C’est là que la Cour ne montre particulièrement rigoureuse.

En responsabilité, le lien de causalité est défini comme suit par la Cour de cassation : sans la faute, le dommage, tel qu’il s’est produit, se serait-il réalisé ?

Dans le livre 6 du Code civil (la loi du 7 février 2024 a été publiée ce 1er juillet 2024), l’article 6.18, § 1, alinéa 1, dispose :

§ 1er. Un fait générateur de responsabilité est la cause d’un dommage s’il est une condition nécessaire de ce dernier. Un fait est une condition nécessaire du dommage si, sans ce fait, le dommage ne se serait pas produit tel qu’il s’est produit dans les circonstances concrètes présentes lors de l’événement dommageable.

Pas de grand changement à cet égard.

La Cour d’appel d’Anvers applique le principe :

“Zij (les vendeurs) bewijzen niet dat indien zij tijdig voor het aanvaarden van het bod correct waren ingelicht door hun makelaar en hun notaris over de betekenis van de clausule, de beweerde schade zich niet zouden hebben voorgedaan, zoals ze zich in concreto heeft voorgedaan. Zij maken immers op geen enkele wijze aannemelijk dat de koper bereid zou geweest zijn om de betreffende clausule te laten vallen, terwijl hij toch de kooprijs uit de publiciteit zou blijven bieden.

Evenmin maken zij op enige wijze aannemelijk dat zij het bod niet zouden aanvaard hebben bij voldoende toelichting en dat zij nadien het pand toch hadden kunnen verkopen aan een derde tegen dezelfde prijs maar met kosten ten laste van de koper.”    

En d’autres termes, à supposer qu’ils aient été informés de sens de la clause, les vendeurs ne prouvent :

  • Ni que l’acheteur aurait accepté de renoncer à la clause,
  • Ni qu’ils auraient pu vendre au prix plein à un tiers après avoir refusé l’offre avec la clause.

Le lien de causalité n’étant pas établi, les conditions de la responsabilité ne sont pas réunies.

On objectera que les vendeurs ont en tout cas perdu une chance de vendre au prix demandé s’ils avaient pu refuser l’offre contenant une clause réduisant le prix.

Mais la perte de chance, même si elle est indemnisable, doit elle aussi être dument prouvée par les demandeurs.

La Cour d’appel d’Anvers se montre, ici aussi, particulièrement rigoureuse :

“Tenslotte bewijzen zij (les vendeurs) niet dat zij door de inbreuken op de informatie-en raadgevingsverplichtingen schade hebben geleden bestaande uit het verlies van een kans om deze schade te vermijden; noch bewijzen zij het bestaan van een reële kans; noch argumenteren zij omtrent de waarschijnlijkheid van het realiseren van deze kans.”

Les vendeurs ne démontrent pas qu’ils disposaient bien de la possibilité (ou de la chance) de vendre au prix plein ; ils ne prouvent pas la probabilité de cette chance.

C’est très sévère mais conforme aux principes.

Les vendeurs auraient dû poursuivre la commercialisation et recueillir des offres à meilleur prix pour apporter cette preuve. Mais c’est difficile si le bien est déjà vendu.

Bref, ni la responsabilité de la notaire ni celle de l’agent immobilier ne fut retenue par la Cour d’appel d’Anvers, alors que ces parties avaient clairement été défaillantes.

Et l’agence immobilière put réclamer sa commission totale …

Dans le nouveau droit, la perte de chance est réglementée :

Art. 6.22 – Incertitude quant au caractère causal de la faute – Perte d’une chance

(alinéa 1) Lorsqu’il n’est pas certain que la faute commise par la personne dont la responsabilité est invoquée est une condition nécessaire du dommage parce que le dommage aurait pu se produire également si cette personne s’était comportée de manière licite plutôt que de commettre une faute, la personne lésée a droit à une réparation partielle en proportion de la probabilité que cette faute ait causé le dommage.

La Cour d’appel d’Anvers a exigé la preuve de la chance de vendre au prix brut et la preuve de la probabilité de cette chance.

Le nouveau livre 6 précise sans innover que si ces preuves sont apportées, l’indemnisation est fonction du taux de probabilité.  La preuve de cette proportion est difficile, elle aussi.

Des problèmes de preuve du lien de causalité (appelé aujourd’hui ‘condition nécessaire’)  se rencontrent également lorsque le vendeur décide de résoudre la vente à charge de l’acheteur défaillant et de de revendre à un tiers.

Un lien de causalité existe-t-il entre la défaillance de l’acheteur et la moins value à la revente à un tiers ? J’ai consacré un article à cette question https://gillescarnoy.be/2011/11/29/le-dommage-du-vendeur-quand-la-vente-echoue/

Terminons par une remarque amère.

Dans l’affaire examinée, la requête d’appel fut déposée le 10 février 2023.

Le calendrier de la mise en état se déroula jusqu’au 1er mars 2024.

L’affaire fut plaidée le 22 avril 2024 et l’arrêt fut prononcé le 10 juin 2024.

Heureux avocats flamands !

Une telle rapidité dans le traitement d’un appel est inconcevable à Bruxelles (francophone) où il faut attendre plus de quatre ans pour connaître l’issue d’un recours.

Ce n’est pas une critique des juges bruxellois ; c’est le constat désabusé de ce que, si les moyens suivent, la justice peut s’exprimer dans un délai qui la rend utile et efficace.

Existe-t-il une fatalité qui veut que la justice flamande soit plus rapide que la justice bruxelloise ?

Pour les avocats bruxellois, résignés, il est difficile de « vendre » un service de recours en appel en ajoutant « ce sera dans quatre ou cinq ans … »

L’effet d’apaisement qu’apporte la justice se dilue dans le temps. Ce problème de parapluie après l’orage n’est pas anodin, c’est un réel problème de démocratie.

La photo : rue Vilain XIIII à Ixelles, la maison et l’atelier de l’architecte Franz Tilley (1872 – 1929) érigée par lui en 1902. Cet architecte a collaboré avec son confrère Delune, auteur de belles maisons dans le quartier.  De style classique, la maison Tilley annonce l’art nouveau. On note une large logette extérieure composée de baies vitrée à arc en plein cintre avec des ferronneries, sans doute pour apporter de la lumière dans l’atelier de l’architecte. D’où vient le nom Vilain XIIII et cette étrange calligraphie ? Il y a deux écoles. Sous Philippe le Bon un bâtard du chevalier Philippe Vilain aurait reçu de son père un terrain de 14 bonniers (une ancienne mesure agraire). Il aurait adopté ce nombre pour se différencier de la branche légitime.  Ou serait-ce une confusion entre le mot veertien (14) avec verdien (servir), locution fréquente des devises sous le nom des familles nobles. Mais pourquoi l’écrire comme cela ?  Un Louis de cette ancienne famille noble aurait voulu graphiquement se démarquer des Louis de France (Louis XIV). J’ignore si tout cela est vrai…

Commentaires

facebook comments:

  1. Thibault #

    Merci Gilles ! Très intéressant, très clair, et très bien expliqué!

    juillet 18, 2024
  2. V.M. #

    Merci Gilles, ça se lit comme un polar judiciaire, avec un happy end pour l’agent, que je n’aurais pas prédit 😃

    juillet 31, 2024
  3. Intéressant et tellement bien écrit ! Merci

    août 9, 2024
  4. halet #

    Oui un bon avocat que l’ on voudrait bien avoir

    août 29, 2024

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