L’article 1709 du Code civil définit le louage comme le contrat par lequel une partie s’oblige à faire jouir l’autre d’une chose pendant un certain temps, moyennant un certain prix.
Logiquement, l’article 1719, 3°, énonce que le bailleur est obligé, « par la nature du contrat », d’en faire jouir paisiblement le preneur pendant la durée du bail.
Qu’en déduit la Cour de cassation (19 septembre 2013, rôle n° F.11.0165.N, www.juridat.be) ?
« Dès lors qu’un entrepreneur ne peut fournir la jouissance paisible de sa clientèle, celle-ci ne peut constituer l’objet d’une location. Les juges qui ont décidé que la clientèle est susceptible de location ne justifient pas légalement leur décision. » (ma traduction)
C’est tellement étonnant que je vous livre la version originale, pour que vous soyez sur de ce que vous lisez :
« Aangezien een ondernemer niet het rustig genot van zijn cliënteel kan verschaffen, kan het cliënteel niet het voorwerp zijn van een huurovereenkomst. De appelrechters die oordelen dat cliënteel wel vatbaar is voor verhuring, verantwoorden hun beslissing niet naar recht. »
Cette jurisprudence prend le contre-pied de la doctrine traditionnelle et d’une pratique bien installée.
La location de fonds de commerce, dont la clientèle est l’élément essentiel, ne serait pas possible si l’on suivait cette jurisprudence.
En réalité, la Cour de cassation se trompe deux fois.
Le bailleur d’une clientèle assure la jouissance paisible de la clientèle qu’il a loué en s’abstenant de la détourner à son profit les contrats qu’elle peut apporter ; cela suffit pour respecter l’article 1719 du Code civil.
Et, au demeurant, cette obligation, même si elle procède de la nature du bail, n’est pas d’ordre public. On peut y déroger ou la modaliser, sans conclure un contrat nul.
Quelle mouche a piqué le Cour de cassation ? L’administration fiscale !
La cause concernait des courtiers en assurances. Ceux-ci ont dissout une association pour louer leur clientèle à une société qu’ils ont constituée.
Il faut dire que le revenu de la concession de biens mobiliers est taxé au titre de revenus mobiliers (art. 17, § 1, 3°, CIR/92), au taux de 25 % (art. 171, 3°, CIR/92), après déduction de frais forfaitaires de 15 % (art. 3, AR/CIR/92).
Cet impôt n’est pas perçu par voie de précompte mobilier. Il assure un revenu au bailleur à un taux plus intéressant que des dividendes voire même qu’un revenu professionnel (la progressivité de l’impôt dépasse rapidement 21,25 %).
Inutile de préciser que c’était plus séduisant encore lorsque le taux était de 15 %.
De plus, les loyers sont déductibles dans le chef de la société contrairement aux dividendes.
L’administration n’apprécie pas cette manière d’organiser des revenus et tente de la combattre. C’est son droit.
Elle dispose à cette fin de la théorie de la simulation.
Ainsi, si le juge du fond constate que le contribuable bailleur de clientèle n’a pas cessé d’exploiter son officine pharmaceutique, il peut légalement décider que les revenus tirés par lui de la location de l’officine constituent des revenus professionnels (Cass., 4 janvier 2002, rôle n° F000110F).
Dans le même ordre d’idée, si le médecin continue à exercer l’art de guérir dans le cadre de la société dont il est le gérant et l’associé unique, les redevances représentent des revenus professionnels qui rémunèrent l’activité médicale et non des redevances de concession de clientèle (Cass., 2 décembre 2004, rôle n° F030068F et 18 décembre 2009, rôle n° F.08.0072.F).
Ces décisions s’appuient sur une réalité incontournable dans les professions libérales : une société ne peut exercer elle-même une activité réglementée (avocat ou médecin, par exemple).
La location requiert que le titulaire de la clientèle reste personnellement le titulaire de la profession ; la location de la clientèle à la société qui ne peut l’exploiter personnellement apparaît alors forcément artificielle.
L’administration utilise aussi le principe d’attraction de l’article 32 alinéa 1, 1°, CIR/92 qui veut que tous les avantages perçus par un dirigeant soient attirés dans la catégorie des revenus professionnels.
Ce moyen a été rejeté par la Cour d’appel de Gand au motif que la cause des redevances ne se trouve pas dans la fonction de dirigeant mais dans le contrat de location de clientèle (Gand 17 novembre 2009, Fiscologue, 2010, n° 1207, p. 5 ; voy. contra Bruges, 12 novembre 2012, Fiscologue, 2013, n° 1352, p. 8).
L’administration a aussi fait valoir l’article 37 CIR/92 selon lequel les revenus tirés d’un actif affectés à l’activité professionnelle, sont des revenus professionnels et non mobiliers.
Bref, l’administration n’est pas démunie pour combattre la location de clientèle ou de patientèle.
À présent, l’administration dispose aussi de l’arme plus redoutable encore que constitue l’abus fiscal (art. 344, § 1, CIR/92).
Nul besoin, on le voit, de nier la possibilité de principe d’une location de clientèle au regard des règles du Code civil.
C’est d’autant plus vrai que l’article 17, § 1, 3°, vise les revenus de la location ou de la concession de biens mobiliers, ce qui est plus large que la seule location.
Enfin, il ne faut pas se limiter au sens strict des mots. Un client est une personne, hors commerce évidemment.
Ce qui est loué (ou vendu, ou apporté en capital), ce ne sont pas les clients comme personnes. C’est un ensemble de biens immatériels qui concourent à s’attacher la relation avec des personnes, tout ce qui cristallise une clientèle sur un prestataire.
Et ces éléments sont dans le commerce ; ils peuvent parfaitement faire l’objet de l’obligation d’en assurer la jouissance paisible.
C’est donc à tort que la Cour d’appel de Gand affirme que la clientèle n’est pas un actif susceptible de location (9 mars 2010, Fiscologue, ibidem).
Le montage visant à convertir des revenus professionnels en revenus mobiliers est donc hautement périlleux. Surtout aujourd’hui, vu la nouvelle notion d’abus fiscal.
Pourquoi donc l’administration s’est-elle aventurée dans le domaine civil pour y combattre ce genre de contrat ? C’était inutile et irrelevant.
Mais surtout pourquoi la Cour de cassation l’a-t-elle accompagnée jusque-là ?
Ceci étant, l’arrêt tel qu’il est publié sur le site de la Cour de cassation est particulièrement succinct. On ne connait ni les faits souverainement appréciés par les juges d’appel, ni les moyens du pourvoi.
Et, comme un arrêt de cassation n’est jamais que la réponse à un pourvoi, sur base des éléments factuels retenus par le juge du fond, on peut espérer que ce funeste arrêt reste ce qu’il est : un arrêt « particulier ».
Au chapitre des avantages fiscaux, ajoutons que celui qui loue sa clientèle et ne la vend pas, ne subit pas de taxation sur la plus-value.
Article très intéressant, Je vous en remercie.
Si l’opération en elle même n’est plus une simple location, mais une location-financement avec option d’achat de la clientèle, celle-ci pourrait être admise plus facilement (puisqu’elle respecte les articles 1709 et 1719 du code civil)?
Je ne parle pas d’une opération qui serait faite entre un indépendant et sa société (où l’on sait pratiquement que cela n’est jamais accepté), mais entre 2 sociétés par exemple?
Cordialement,
J. Saez